Bon, finalement, pour cause de débordement d'idées de la part de vos humbles serviteurs, je conclus ce chapitre avec des développements non prévus au départ pour certains, ce qui en repousse d'autres au chapitre 18, qui s'intitulera probablement "Trahisons". Patience et bonne lecture!
Cinquième partie.
Le soleil déclinait sur la baie de Porto Conte. La journée était vite passée en préparatifs divers pour l’installation du chevalier d’Aubusson dans la remise et pour celle de Zia et Indali dans la maison. Il avait été convenu que Zia resterait près d’Isabella, tandis qu’Indali dormirait dans la pièce principale. On avait également convenu de se rendre au village afin qu’aucun habitant ne s’alarme de voir des étrangers occuper la maison, et pour faire quelques emplettes. Isabella n’aimait pas cette idée, mais le chevalier d’Aubusson avait insisté. Si les habitants avaient déjà eu l’occasion de croiser Zia, ils se montrèrent en revanche très curieux envers Indali. Celle-ci pourtant, bravant sa timidité, parut ne pas en être affectée. Elle n’avait pas l’intention de montrer un quelconque signe de faiblesse devant Isabella. Elle se comporta avec naturel et de façon si avenante qu’elle parvint à arracher un salut à de vieilles femmes au visage buriné qui la regardaient avec méfiance, voire hostilité. Isabella n’y prêta pas la moindre attention, mais pour Indali c’était une petite victoire, elle cessait enfin de se sentir de trop dans un environnement qui ne lui était pas familier, elle commençait à croire qu’elle pouvait avoir sa place n’importe où, même à des milliers de kilomètres de chez elle. Isabella eut droit aux félicitations d’usage à propos de sa grossesse, mais comme elle le craignait, quelques femmes s’étonnèrent perfidement d’apprendre qu’elle s’était mariée avec le capitaine sans que personne au village n’en sache rien. Elle prit le parti de mentir. Elle savait très bien quelle réputation elle pouvait avoir parmi cette petite communauté. Devant Mendoza, personne n’osait critiquer le fait qu’elle embarque régulièrement avec lui, mais elle n’était pas dupe. Elle sentit le regard désapprobateur du chevalier d’Aubusson peser sur elle quand elle prétendit que le mariage avait été célébré à Barcelone quelques mois auparavant, et feignit d’ignorer les remarques acerbes de ceux qui déploraient qu’ils n’aient pas choisi Porto Conte pour sceller leur union.
Plus tard, une fois le dîner achevé, le chevalier d’Aubusson revint sur le sujet. Isabella était sortie prendre le frais dans la cour. Il la rejoignit et s’assit à ses côtés sur le banc de pierre devant la maison.
GA : Les villageois ont l’air de vous apprécier.
I : Ils apprécient surtout le capitaine Mendoza. Ne vous fiez pas à leur amabilité de façade, je les inquiète, et au mieux ils me jalousent.
GA : Et au pire ?
I : Les femmes prient sans doute Dieu pour qu’il me punisse de mes péchés, quant aux hommes…je vous laisse imaginer, mais ils savent depuis longtemps que ma rapière n’est pas une coquetterie décorative.
GA : Hum…Il suffirait pourtant que vous adoptiez un style de vie plus…
I : Le mal est fait, et je m’en moque. Je suis habituée depuis longtemps à déranger. Je crois plutôt qu’il suffirait que ces femmes aient une place plus intéressante que celle qu’on leur assigne pour qu’elles se désintéressent de moi. Je suis certaine que beaucoup me ressemblent, et rêveraient de vivre comme moi. Mais comme elles ne le peuvent pas…il leur est difficile de supporter que je le puisse.
GA : Mais le courage, la ténacité peuvent très bien s’exprimer dans une vie ordinaire.
I : Je n’en doute pas, mais qu’en est-il de la liberté, du désir ?
GA : Vous parlez comme quelqu’un qui n’a pas trouvé le repos. N’oubliez pas que nous devons la vie à Dieu, et que si nous nous en remettons à lui, nous trouverons notre place.
I : Je vous comprends, mais je ne puis partager votre point de vue. Et vous savez que je déteste les sermons.
GA : Je sais. Et parfois je me dis que vous avez raison…
I : Allons, chevalier, vous n’allez pas renier votre foi à cause de moi ! Que dirait le Grand Maître !
GA : N’êtes-vous point du tout croyante ?
I : Je ne comprends pas que vous me posiez pareille question, et que vous acceptiez de m’aider. Gabriel, l’expérience que j’ai du monde et de la vie dépasse sans doute la vôtre, c’est tout ce que je puis dire. Et je ne suis pas sûre de pouvoir restreindre ma vision de Dieu à celle qui est la vôtre.
GA : Mais vous ne la reniez pas ?
I : Disons, si cela peut vous rassurer, que je l’inclus dans un Tout qui la dépasse. Vous-même, qui êtes lettré, pouvez comprendre cela. Notre entendement dépasse celui du vulgaire, et notre foi peut se passer de certaines croyances.
GA : Mais les âmes simples peuvent aussi comprendre à leur manière la puissance du Créateur.
I : J’entends bien. Mais j’ai bien peur qu’elles se laissent aussi facilement manipuler. Sachez que je n’ai pas l’intention de renier ce que je suis pour me conformer à un rôle créé et imposé par les hommes, et non par Dieu.
GA : Mais Dieu et la Nature…
I : N’ont jamais dit que je n’avais pas le droit d’embarquer sur un navire, d’apprendre à manier une épée, de m’instruire de toutes les façons possibles, et d’aimer qui bon me semble, même en dehors des liens du mariage !
GA : Isabella ! Vous allez trop loin !
I : Je vous ai choqué ?
GA : Ce n’est pas la question ! Je suis prêt à tout entendre, mais…je m’inquiète pour vous, et votre enfant. Vous devriez régulariser votre union le plus vite possible, enfin, dès que…
I : Ne vous inquiétez pas tant. Vous savez que j’y songe, comme je l’ai dit à Juan de Homédes. Mais cela ne dépend pas uniquement de moi.
GA : Je pourrais parler au capitaine…
I : Votre sollicitude me touche. Allons, nous en reparlerons en temps voulu, si vous le voulez bien. A présent, veuillez m’excuser, je suis un peu lasse.
Le chevalier acquiesça et se leva.
GA : Je vais vous laisser. Passez une bonne nuit.
I : Vous de même, chevalier.
Le crépuscule s’achevait. Isabella regarda l’ombre du chevalier s’éloigner, puis elle rejoignit ses compagnes, en espérant qu’Estéban ait déjà retrouvé le trésor. Elle n’en pouvait plus de cette séparation, elle avait l’impression de devoir se justifier sans cesse. Elle songea aux derniers jours passés en la compagnie de Catherine, à Malte. Elle avait trouvé alors une sorte de paix aux côtés de cette femme indépendante, dont la situation était proche de la sienne. Mais ne s’était-elle pas illusionnée ? Catherine ne rêvait après tout que d’une chose, que son enfant lui assure une reconnaissance officielle. Isabella avait eu l’impression qu’auprès de Catherine, elle pouvait être elle-même. Elle la plaignait à présent. Qu’adviendrait-il après la naissance ? Il était peu probable que le chevalier de Valette officialise une union qui le priverait de son rang au sein de l’Ordre. Plus probablement, il garderait et ferait élever cet enfant qu’il désirait tant sans accorder aucune existence légale à sa mère. L’âge venant, Catherine aurait de la chance si elle pouvait encore retenir l’attention du chevalier. Au moins pouvait-elle espérer recevoir une pension suffisante pour vivre. Isabelle soupira. Si elle se mariait avec Mendoza, qu’est-ce que cela changerait ? Ils partageraient des dettes et un nom, voilà tout. Quant à l’enfant…il grandirait aussi bien, que ses parents soient mariés ou non. Elle songea qu’il était peut-être même bénéfique pour forger son caractère qu’il ait à se battre contre les préjugés, les médisances et le qu’en-dira-t-on. De toute façon, le choix n’était pas encore une option, tant que Mendoza n’était pas de retour.
Au moment du coucher, Zia décida qu’il était nécessaire d’aborder le sujet dont elle brûlait de parler avec Isabella depuis son arrivée, sans en avoir eu l’occasion. Elle avait certes passé une nuit paisible la veille, mais à présent qu’Esteban était loin d’elle, elle n’était plus tout à fait sûre que ses rêves concernaient Isabella et Mendoza. C’était sans doute stupide et elle s’alarmait inutilement, mais elle voulait en avoir le cœur net. Et puis, si elle se réveillait d’un cauchemar comme les nuits précédentes, elle risquait de déranger sa compagne. Mieux valait tout lui raconter, même si le moment n’était pas très propice. Isabella l’écouta attentivement, et quand elle eut fini, lui confirma que certains éléments de ses cauchemars concordaient avec ce qu’elle avait pu voir, éprouver, ou ce qu’elle avait elle-même rêvé, comme si leurs esprits avaient été en communication. Elle s’excusa auprès de Zia, qui se récria : à présent qu’elles étaient réunies, la situation s’arrangeait, alors, ce qu’elle avait vécu ces dernières semaines trouvait sa justification. Cela faisait partie des petits désagréments de la vie d’une élue…Quand Isabella lui demanda si elle pensait que ces rêves pouvaient être prémonitoires, Zia la rassura. Apparemment, ils n’avaient servi qu’à les réunir, en la sensibilisant à la souffrance d’Isabella. Comment cela pouvait être possible, elle n’en savait rien, quant à savoir si tout cela avait un sens…elle en doutait. Il y avait bien eu ce rêve à Pékin qui l’avait avertie que Mai-Li courait un danger. Développait-elle une sensibilité spéciale qui la reliait aux gens dont elle se sentait proche ? Dans ce cas, elle espérait pouvoir aussi ressentir leur joie ! Une fois leur discussion terminée, elles glissaient vers le sommeil, quand un coup sec frappa le carreau de la fenêtre. Zia se redressa la première. Un deuxième coup tira Isabella du lit. En trois pas elle fut devant la fenêtre, tandis que Zia la rappelait à voix basse. Avant qu’elle ait pu arrêter l’Espagnole, cette dernière avait ouvert la fenêtre et défiait l’obscurité. Zia se précipita pour la tirer sur le côté.
Z : Isabella ! Es-tu folle ?
I : Si quelqu’un cherche à entrer en contact avec moi, je ne vais certainement pas me dérober ! Surtout si c’est cette Hava ! Lâche-moi !
Z : Non, laisse-moi voir !
D’une main ferme, elle retint Isabella tandis qu’elle passait devant elle pour jeter un coup d’œil par la fenêtre ouverte, en prenant soin de rester de côté.
Z : Oh !
I : Quoi ? qu’est-ce que…
Z : Esteban !
E : Zia !
Z : Mais qu’est-ce que tu fais là ?
I : Esteban ?
Isabella se dégagea pour se pencher à la fenêtre. En contrebas, sur une corniche dominant la baie se tenait le jeune Atlante. Il lui adressa un signe de la main.
E : Tout va bien, nous avons récupéré le trésor. Je pensais que ça vous rassurerait de savoir ça. Mais je voulais aussi vous dire que…attendez ! Je crois que quelqu’un vient !
Il se plaqua aussitôt contre la paroi rocheuse et disparut à leur vue. Isabella se recula. Ils attendirent en silence quelques instants. Soudain, des coups retentirent à la porte.
Z : Reste-là, je vais voir. Surtout ne bouge pas !
Elle fila sans tarder vers la salle principale, et faillit heurter Indali, qui s’était levée précipitamment pour aller dans la chambre, ne sachant si elle devait ouvrir.
In : Oh, tu as entendu toi aussi ! C’est le chevalier !
Les coups reprirent, plus impérieux.
GA : Ne craignez rien ! Ouvrez, je vous en prie !
Z : Bon, je vais ouvrir avant qu’il ne défonce la porte ! Va prévenir Isabella, Esteban est à la fenêtre, il ne faut pas que le chevalier le voie !
L’instant d’après, elle faisait entrer Gabriel d’Aubusson.
GA : Mademoiselle, tout va bien ?
Il referma la porte avec précaution.
Z : Que se passe-t-il chevalier ? Nous allions dormir quand vous nous avez réveillées tout à fait …
GA : Je vous présente toutes mes excuses, mais je faisais une dernière inspection des alentours avant de me coucher, et il m’a bien semblé apercevoir une silhouette aux abords de la maison, l’espace d’un instant. Elle a disparu à l’arrière, du côté où donne la chambre il me semble. Je veux en avoir le cœur net. S’il arrivait quelque chose....Vous permettez ?
Sans attendre la réponse de Zia, il entra dans la chambre, et se trouva immédiatement nez à nez avec Isabella.
I : Chevalier d’Aubusson ! Que signifie cette intrusion intempestive ? Veuillez vous expliquer !
Bien que surpris, le chevalier inspecta d’un rapide coup d’œil la pièce, et constata que la fenêtre était fermée. La jeune Indienne se tenait dans un coin sombre, probablement dans l’espoir que la pénombre préserverait sa pudeur. A l’évidence, les trois femmes étaient seules. Il était arrivé à temps, mais si un homme rôdait toujours à l’extérieur, il se devait d’écarter tout danger. Ignorant la question d’Isabella, il se dirigea vers la fenêtre et l’ouvrit. Une seconde après, il sautait sur la corniche sans une explication après avoir poussé une exclamation de triomphe, se contentant simplement de crier à leur intention « Fermez la fenêtre ! J’en fais mon affaire ! ». Isabella obtempéra sans tarder. Zia se précipita à la fenêtre pour tenter de voir ce qui se passait.
I : Ne t’inquiète pas, Esteban est déjà loin, il ne le rattrapera pas. Dans cette obscurité, il lui sera facile de se cacher.
Z : J’espère que tu as raison. Je n’aime pas ça. Pourquoi Esteban a-t-il pris un tel risque ? Venir ici, en pleine nuit ! Juste pour nous dire qu’il avait trouvé le trésor !
I : Il ne pensait sûrement pas que le chevalier d’Aubusson prendrait son rôle tellement au sérieux.
Z : Tu parles ! En attendant, nous sommes seules, si c’était un leurre, n’importe qui pourrait entrer ici !
I : Mais la porte et les fenêtres sont bien fermées.
Z : Quand tu ne les ouvres pas inconsidérément ! Tu devrais te montrer plus prudente !
I : Que crains-tu ? Une attaque de pirates ?
Z : C’est toi qui plaisante là-dessus ? Je ne te comprends pas !
I : Zia, calme-toi, ça va aller. Esteban a l’habitude.
Z : Je vais aller voir.
I : Que comptes-tu faire ? Faire valser l’épée de Gabriel dans les airs ? Crois-moi, il vaut mieux attendre sagement ici qu’il revienne.
Z : Et s’il découvre le condor ?
I : Eh bien, cela remettra en cause ses certitudes, et peut-être sa foi…mais cela n’arrivera pas. Par contre, j’ai eu le temps d’échanger quelques mots avec Esteban, qui apportent un éclairage nouveau sur cette affaire de trésor.
Z : C’est-à-dire ?
I : Il n’en est pas sûr, mais il se pourrait que les lingots soient en orichalque. Ils ont trouvé au même endroit un objet similaire à la clé du Thallios. Nacir m’en avait déjà parlé, mais il n’avait pas pu le récupérer. Ils ont vérifié à l’aide de la boussole : l’objet est en orichalque Dans ce cas, on peut très bien supposer qu’il ne soit pas le seul. Mais pour en être sûr, il faudrait décharger la cargaison du Thallios afin que la boussole réagisse aux seuls lingots, sans la proximité d’une autre masse d’orichalque. Pour la clé, ils ont pu le faire facilement. Tao et Nacir sont en train de s’occuper de décharger la cargaison. Esteban a voulu nous prévenir au plus tôt.
In : Ils sont tous revenus ? Si le chevalier les surprend…
I : Non, Esteban est revenu seul, il les a laissés à proximité du Solaris II.
Z : Quoi ? Ils comptent utiliser le Solaris ?
I : Je ne sais pas. Peut-être que c’est effectivement plus approprié, ils peuvent donner le change au cas où…
Z : Hum…Tao lui a certes donné l’apparence d’un navire comme les autres, il a même trouvé un système pour le doter de voiles en orichalque qui ressemblent pourtant à s’y méprendre à des voiles ordinaires, mais il n’en reste pas moins que si Romegas l’approche d’un peu trop près, il verra bien qu’il n’y a pas d’équipage.
I : Ecoute, je ne sais pas ce qu’ils ont en tête exactement, et nous ne pouvons que leur faire confiance. Mais si les lingots sont en orichalque, cela ne me dit rien qui vaille.
Le silence s’installa. Isabella et Zia mesuraient les conséquences d’une telle nouvelle. Au bout d’un moment, Zia tenta de détendre l’atmosphère.
Z : Bon, au moins si on dort mal cette nuit, on saura pourquoi.
In : Le chevalier ne revient pas…
I : Il se sera perdu ! Allez vous coucher, je vais l’attendre.
Z : Pas question, je veille avec toi.
Elles étaient toutes les trois en train de piquer du nez autour de la table quand des coups retentirent enfin à la porte. C’était le chevalier d’Aubusson qui rentrait bredouille. Il se confondit en excuses pour le dérangement causé, et Isabella le remercia à maintes reprises pour sa vigilance, lui assurant qu’il ne s’agissait probablement que d’un villageois un peu trop curieux qui avait dû avoir la frayeur de sa vie en se voyant poursuivi par un chevalier de l’Ordre. Ce dernier promit de redoubler de vigilance pour les prochaines nuits, ce dont il fut chaleureusement remercié.
La nuit fut courte et agitée. Les yeux de feu ne laissèrent pas de répit aux deux jeunes femmes, qui s’éveillèrent en suffoquant, avec l’impression d’être parvenues à grand peine à refaire surface après avoir sombré dans des eaux noires où elles se débattaient en vain. La matinée s’écoula dans une atmosphère morne où chacun se retirait dans ses pensées. Isabella alla s’isoler près des ruines nuragiques, observée à distance par le chevalier d’Aubusson, qui tentait de s’occuper l’esprit en lisant du Saint Augustin, assis sur une pierre. Mais il ne cessait d’être distrait par le souvenir de la nuit précédente. La silhouette entraperçue, puis poursuivie, avait brusquement disparu, comme si elle s’était volatilisée. Cela lui rappelait les propos du chevalier Romegas concernant sa mésaventure à Benghazi, et la façon dont ils avaient reçu la lettre d’Hava. Pourtant, il avait l’impression que la silhouette lui était vaguement familière, sans parvenir à savoir qui elle lui rappelait. Après avoir réfléchi en vain, il décida de se concentrer à nouveau sur sa lecture, sans plus de succès, car à chaque fois qu’il levait les yeux pour vérifier qu’Isabella ne s’était pas levée pour partir, une autre image s’imposait à son esprit, celle de la jeune femme en tenue de nuit, telle qu’elle s’était dressée face à lui la nuit précédente ; ses longs cheveux noués par un ruban, couvrant sa nuque, donnaient à son visage une douceur nouvelle, qui contrastait avec son regard courroucé. Le récit que faisait Saint Augustin des frasques commises pendant sa jeunesse agitée n’aidait pas Gabriel à se ressaisir. Il allait abandonner et se lever pour se dégourdir les jambes, quand Indali arriva en courant : ils avaient de la visite, Alvares était de retour, en compagnie d’un autre homme, le marchand Ruiz, et ce dernier ne semblait pas être de bonne humeur. Il demandait à parler à Isabella immédiatement. Celle-ci se mit en route sans tarder, le visage fermé. Le chevalier d’Aubusson tenta d’en savoir davantage mais elle ne lui répondit pas, et Indali ne put que hausser les épaules en signe d’ignorance.
Alvares et Ruiz les attendaient dans la cour, en compagnie de Zia. Ils avaient pris place sur le banc, tandis que Zia se tenait debout à l’écart, bras croisés, visiblement contrariée. Quand elle vit paraître Isabella, elle s’avança vers elle pour lui glisser quelques mots à l’oreille.
Z : Ils n’ont rien voulu me dire, Ruiz ne veut parler qu’à toi.
Isabella hocha la tête, et s’arrêta devant les deux hommes, qui se levèrent pour la saluer. Alvares semblait embarrassé, et hésitait à prendre la parole.
A : Senorita…
I : Alvares, je suis ravie de vous revoir. Mais que me vaut le plaisir de votre visite, senor Ruiz ?
R : Trêve de politesses, je n’aime pas que l’on se moque de moi, senorita Laguerra.
Derrière Isabella, le chevalier d’Aubusson réagit aussitôt.
GA : Excusez-moi monsieur, nous n’avons pas été présentés, je me nomme Gabriel d’Aubusson, chevalier de l’Ordre des Hospitaliers de Saint Jean et secrétaire particulier du Grand Maître de l’Ordre Juan de Homèdes, qui m’a chargé de veiller personnellement sur la senorita Laguerra. Dois-je comprendre qu’il y a un litige entre vous ? En ce cas, peut-être pourrions-nous en discuter calmement.
Ruiz le toisa avant de répondre d’un ton rogue.
R : Je vous prierai de vous mêler de vos affaires. A moins que vous soyez dans le coup !
A : Senor, vous vous adressez à un chevalier de Malte ! Et je vous assure qu’ils n’ont rien à voir…
R : Taisez vous, Alvares ! Qui me dit qu’ils n’ont pas volé le lingot pour le remplacer par celui-ci ! Je vous fais la faveur de croire que vous n’avez rien à voir là dedans, mais si quelqu’un avait intérêt à me tromper, n’est-ce pas la senorita ? Et elle peut très bien avoir des complices !
En prononçant ses accusations, il sortit d’un sac un lingot étincelant qu’il jeta aux pieds d’Isabella.
GA : Que signifie ? Je vous somme de vous expliquer !
R : Vous plaisantez ?
I : Le chevalier a raison, nous ne comprenons rien à vos accusations, et si vous ne changez pas d’attitude, je vous prierai de bien vouloir partir. C’est à vous de vous expliquer. J’ai chargé Alvares de vous apporter l’unique lingot d’or que nous avons réussi à récupérer, avec l’aide des chevaliers de l’Ordre, et vous avez l’outrecuidance de nous accuser de je ne sais quelle tromperie.
R : Vous jouez l’innocente ? Très bien ! Alors sachez que ce lingot n’est pas en or !
I : C’est ridicule ! De quoi parlez vous ?
R : Du fait que j’ai voulu le faire fondre, sans y parvenir ! Je ne sais pas de quoi est constitué cet objet, mais il ne m’est d’aucune utilité, il n’a aucune valeur ! Comment vais-je pouvoir rembourser mes dettes, enfin, les dettes causées par le capitaine Mendoza, avec un vulgaire bout de métal ?! Alors ? J’attends vos explications !
Le chevalier d’Aubusson ramassa le lingot et se mit à l’examiner.
GA : Il ne fond pas, dites-vous…voilà qui est curieux…
R : Ce n’est pas curieux, c’est catastrophique ! Je vous préviens, senorita, vous avez intérêt à trouver de quoi me rembourser très vite, ou je vous assigne en justice, vous et le capitaine Mendoza !
Z : Une minute ! Vous devriez penser à votre propre responsabilité dans cette affaire ! Vous savez très bien que le capitaine Mendoza, par votre faute, a perdu sa liberté !
R : Par ma faute ? Ce n’est pas moi qui l’ai obligé à faire une escale inutile ! Alvares m’a tout raconté ! Le capitaine est le seul maître à bord, c’est lui le seul responsable !
I : Taisez vous ! Je renouvelle ici mon engagement, en son nom, à vous rembourser, senor Ruiz. A présent, laissez-nous, avant que je change d’avis.
R : Une minute ! Vous ne vous en tirerez pas comme ça ! Je veux des garanties !
I : Vous pouvez garder le navire du capitaine en gage de ma bonne foi. Si nous ne vous remboursons pas, il sera à vous.
R : Vous vous moquez ! Ce navire appartient à vos amis !
I : Je leur parlerai.
R : Ce n’est pas suffisant. Je veux qu’ils s’engagent à me céder leur exploitation, et je veux un contrat en bonne et due forme !
I : Bien entendu.
R : Très bien, alors je vous prie de venir avec moi à Barcelone pour officialiser notre accord.
I : Je crains que ce ne soit un peu prématuré. J’attends le retour du capitaine d’un jour à l’autre, sa présence me semble indispensable à la finalisation de notre accord.
A : Comment ? Le capitaine va revenir ? Vous avez eu de ses nouvelles ?
R : Qu’est-ce que c’est encore que ces mensonges ?
GA : Ce n’est que la vérité, et j’approuve la proposition de la senorita. Vous allez rentrer, seul, à Barcelone, et la laisser tranquille jusqu’au retour du capitaine. J’ajoute que vos manières sont indignes d’un gentilhomme, ce que vous n’êtes pas, manifestement. Je vous prierai à présent de bien vouloir nous laisser. La senorita a besoin de repos.
Il salua Ruiz et entraîna Isabella à l’intérieur avant que le marchand ait eu le temps de réagir. Zia se posta aussitôt devant la porte, lui barrant ainsi le passage.
R : Eh bien ! Puisque c’est ainsi…
Z : Vous reviendrez nous voir tantôt…à moins que le capitaine ne fasse le déplacement lui-même. Ce n’est plus qu’une question de jours, à présent, si vous voulez bien être patient.
Elle lui expliqua la situation, en précisant bien la somme demandée pour la rançon. Ruiz pâlit à l’annonce du montant, mais Zia le rassura : les chevaliers de l’Ordre offraient leur aide. Et si le reste du trésor était retrouvé, même s’il n’était pas en or, cela suffirait peut-être à payer la rançon, auquel cas l’Ordre pourrait peut-être envisager de consacrer une partie de la somme non utilisée afin d’aider le capitaine à régler ses dettes, ce qui bénéficierait forcément à Ruiz.
R : Je ne me fais aucune illusion, jeune fille. Sous peu, ma flotte comptera un nouveau navire et j’aurai un domaine viticole pour diversifier mes activités. Vous aurez de mes nouvelles très bientôt, soyez-en assurée. Alvares, nous rentrons à Barcelone. Vous travaillez pour moi désormais.
A : Mais…
R : A moins que vous n’ayez une autre proposition ailleurs. Je ne vous retiens pas.
A : Très bien. Mademoiselle, vous direz à la senorita Laguerra que je veille sur ses intérêts et ceux du capitaine.